L’industrie de la noix de cajou au Sénégal se trouve à un moment charnière. Avec une production annuelle estimée entre 100 000 et 150 000 tonnes, ce secteur représente un potentiel énorme pour la croissance économique, la création d’emplois et la réduction de la pauvreté. Cependant, malgré ses promesses, l’industrie fait face à des défis majeurs qui interpellent une nouvelle gouvernance de la filière pour l’amener vers des lendemains meilleurs. Entre les infrastructures à mettre au point et le tissu de la transformation locale à construire, le secteur de la noix de cajou a un besoin de réformes. Sur le marché sénégalais, notons que 50% de cette production provient de la Casamance, 15% du Sine-Saloum et de la zone de Niayes, et 35% de la Guinée Bissau.Cet article produit, après consultation du Président du Cadre régional de concertation des opérateurs de la filière anacarde de Ziguinchor, Monsieur Demba Diémé et ses collaborateurs, explore l’état actuel de l’industrie, la position de ses acteurs, et les opportunités de valorisation. Il s’inspire également des leçons de pays producteurs de cajou à succès comme la Côte d’Ivoire, le Vietnam et l’Inde.Les défis actuels du secteur L’industrie sénégalaise de la noix de cajou est confrontée à plusieurs défis qui ont longtemps marqué le secteur. Premièrement, le manque d’infrastructures de transport adéquates constitue un défi à relever. Actuellement, un seul bateau assure la liaison entre Ziguinchor, le cœur de la production de cajou, et Dakar, le principal point d’exportation. Cet état de fait entraîne souvent des retards et des coûts supplémentaires, défavorisant la compétitivité du secteur. En comparaison, la Côte d’Ivoire, premier producteur mondial de noix de cajou, a investi massivement dans les infrastructures de transport, lui permettant de déplacer efficacement ses noix de cajou des zones de production (principalement le Nord et le Centre du pays) vers les points d’exportation (Abidjan, San Pedro, Korhogo et Bouaké).Un autre enjeu réside dans la domination de l’industrie par des acteurs étrangers qui arrivent dans la filière avec des investissements conséquents. Les producteurs et les transformateurs locaux sont souvent surpassés par certaines conditions de marché qui les excluent avec certaines barrières à l’entrée : un accès limité au financement et aux transactions. Les taux d’intérêt élevés (10-12 %) pratiqués par les institutions financières locales aggravent encore la situation, rendant difficile l’investissement, surtout pour les petits producteurs. Cette situation contraste fortement avec l’Inde, où des programmes de financement soutenus par le gouvernement ont permis aux transformateurs locaux de noix de cajou de capturer une part importante du marché mondial avec une production annuelle avoisinant 700 000 à 800 000 tonnes de noix brutes selon la FAO. Besoin de renforcer la position des acteurs de l’industrie Les acteurs de l’industrie de la noix de cajou au Sénégal, en l’occurrence les producteurs, les collecteurs, les transformateurs et les exportateurs opèrent dans un environnement assez précaire. Les producteurs, qui supportent l’essentiel des coûts de production, ne reçoivent qu’une fraction du prix final à l’exportation. Par exemple, le coût de production d’une tonne de noix de cajou est d’environ 15 000 francs CFA pour les producteurs, tandis que les exportateurs et les transformateurs reçoivent la même tonne entre 750 000 et 1 100 000 francs CFA. Cette disparité met en lumière la lourdeur des coûts de transaction qui rend le prix de revient du produit assez onéreux pour transformateurs locaux. Ces derniers devront également faire face aux coûts des équipements de transformation pour réussir à mettre un produit fini sur le marché sénégalais.En outre, le manque de capacités de transformation locale signifie que 97 % des noix de cajou du Sénégal sont exportées brutes, avec seulement 3 % transformées localement et 1% consommé sur le marché sénégalais. Cela limite non seulement la valeur ajoutée dans le pays, mais prive également les acteurs locaux de revenus potentiels. En comparaison, le Vietnam, un autre grand producteur de noix de cajou, transforme plus de 90 % de ses noix de cajou sur place, augmentant considérablement ses revenus d’exportation et créant des milliers d’emplois domestiques. Ainsi, la volonté d’industrialisation du pays affichée par les nouvelles autorités, à travers la Vision Sénégal 2050, pourrait trouver de bonnes solutions dans la filière de l’anacarde, avec une bonne politique volontariste. Libérer le potentiel de la noix de cajouMalgré ces défis, l’industrie de la noix de cajou au Sénégal offre d’immenses possibilités de valorisation. La pomme de cajou, souvent considérée comme un sous-produit, peut être transformée en une gamme de produits à valeur ajoutée, tels que du jus, de la farine et des conserves. De plus, les résidus de la pomme de cajou peuvent être utilisés pour produire de la viande végétale, répondant à la demande croissante de produits véganes et végétariens. Cela représente une opportunité unique pour le Sénégal de pénétrer des marchés de niche et de diversifier son offre de produits à base de cajou. Par ailleurs, augmenter le taux de transformation locale de 3 % à 50 % au cours de la prochaine décennie pourrait considérablement augmenter la rentabilité du secteur. Cela nécessiterait des investissements importants dans les infrastructures de transformation et dans la technologie. Les bénéfices à long terme comme l’augmentation des revenus d’exportation, la création d’emplois et réduction de la dépendance aux exportations brutes, dépasseront largement les coûts. Le succès de l’Inde dans la transformation de la noix de cajou, qui représente plus de 60 % des exportations mondiales de noix de cajou transformées, est un exemple convaincant de ce que le Sénégal pourrait accomplir avec les bons investissements. Les défis à relever : Infrastructures, financement et réformes politiquesPour réaliser son potentiel, l’industrie sénégalaise de la noix de cajou doit relever plusieurs défis clés. Premièrement, il est urgent d’améliorer les infrastructures de transport, en particulier entre Ziguinchor et Dakar. L’introduction d’un deuxième bateau et la revitalisation des options de transport routier pourraient réduire considérablement les délais et les coûts, rendant le secteur plus compétitif. Deuxièmement, l’accès à des financements abordables doit être amélioré. La mise en place d’un mécanisme de financement dédié, adapté aux besoins des différents acteurs de la chaîne de valeur (producteurs, collecteurs, transformateurs et exportateurs) contribuerait à niveler le terrain de jeu. Des garanties gouvernementales pourraient également encourager les banques locales et étrangères à investir dans le secteur, comme cela a été observé en Inde et au Vietnam.Enfin, des réformes politiques sont essentielles pour créer un environnement plus favorable à l’industrie. L’introduction de régulations qui privilégient les acteurs locaux, comme des agréments obligatoires pour les investisseurs étrangers et des prélèvements à l’exportation pour financer la transformation locale, pourrait aider à garantir une répartition plus équitable des bénéfices de l’industrie de la noix de cajou.Le soutien de l’État comme catalyseur pour la croissanceL’intervention de l’État sera cruciale pour relever ces défis et libérer le potentiel de l’industrie. Le gouvernement sénégalais pourrait s’inspirer de la Côte d’Ivoire, où des initiatives étatiques ont transformé le secteur de la noix de cajou en un moteur économique majeur. Par exemple, le gouvernement ivoirien a mis en place des politiques ambitieuses pour soutenir la transformation locale, notamment des incitations fiscales pour les transformateurs de noix de cajou et des investissements dans la recherche et le développement (R&D) pour améliorer les rendements et la qualité des noix de cajou.Au Sénégal, des mesures similaires pourraient être introduites pour dynamiser l’industrie. Par exemple, le gouvernement pourrait créer un fonds de développement de la noix de cajou, financé par des prélèvements à l’exportation, pour soutenir la transformation locale et la R&D. De plus, la mise en place d’un cadre réglementaire encourageant les partenariats entre investisseurs locaux et étrangers pourrait aider à attirer les capitaux et l’expertise nécessaires au secteur.Un avenir prometteur à portée de mainL’industrie de la noix de cajou au Sénégal se trouve à un carrefour. Bien que les défis soient importants, les opportunités de croissance et de valorisation sont immenses. En s’attaquant aux lacunes en matière d’infrastructures et de financement, en investissant dans la transformation locale et en mettant en œuvre des politiques de soutien, le Sénégal peut transformer son industrie de la noix de cajou en un moteur économique de sa Vision Sénégal 2050. En s’inspirant des leçons des pays producteurs de cajou à succès comme la Côte d’Ivoire, l’Inde et le Vietnam, le Sénégal a le potentiel non seulement d’augmenter ses revenus d’exportation, mais aussi de créer des milliers d’emplois et d’améliorer les conditions de vie de sa population rurale. Le moment d’agir est venu. Comme le dit un proverbe africain : « Un arbre qui tombe fait plus de bruit qu’une forêt qui pousse. » Il est temps pour le Sénégal de faire pousser sa forêt, en silence, mais avec détermination, pour récolter les fruits d’une industrie de la noix de cajou florissante.
Dr. Ibrahima Gassama, Québec Économiste, PhD.
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