Je ne suis pas littéraire de formation. Juriste avant tout, c’est par un subtil détour que l’écriture s’est imposée à moi. La jurisprudence, cette discipline rigoureuse et analytique, a été ma première école de l’écriture. Les commentaires d’arrêts, avec leur structure méthodique et leur logique implacable, m’ont initié aux procédés littéraires. Étrangement, ce terrain juridique a planté les graines de ma plume. On me dit souvent que j’écris avec aisance, mais cette maîtrise, loin d’être innée, trouve ses racines dans un passé profond, presque instinctif. Mon enfance a été bercée par un paysage d’une richesse picaresque. Les montagnes, imposantes et majestueuses de Yangba et de Nkongsamba, m’incitaient à lever les yeux vers des horizons plus vastes, à rêver au-delà de l’immédiat.
Ces deux endroits étaient entourés de forêts bruissantes, de savanes infinies et dans ces environnements, il y avait une animation qui donnait un écrin de vie où chaque adulte se faisait parent de chaque enfant. Ce lien collectif façonnait notre esprit. La langue maternelle, omniprésente dans ce cadre, m’a donné les clés pour mieux appréhender le français. Déjà au cours préparatoire, je récitais avec ferveur des textes tels que L’Éléphant et les Petits Lions ou Samba le Chasseur. Avec le temps, ces récitations enfantines se sont étoffées des œuvres de Mongo Béti, Ferdinand Oyono, et bien d’autres figures majeures de la littérature africaine, comme Bernard Dadié qui éveillèrent en moi une curiosité insatiable. En classe de 2ᵉ année commerciale, ma fascination pour les mots prit une tournure presque obsessionnelle. Chaque jour, j’apprenais cinq mots nouveaux, piochés au hasard d’un dictionnaire. Cette discipline rigoureuse m’a permis de construire un vocabulaire riche et précis. Les dictées étaient un terrain de jeu où mes camarades se plaisaient à constater mes « zéros faute ». Mais c’est en classe de 3ᵉ année que je fis une rencontre décisive : un recueil de proverbes bamilékés emprunté à un ami de l’internat Albert Ngankam.
Ces proverbes, tels des éclats de sagesse, m’ouvraient à une compréhension plus fine de la société et du monde. Plus tard, les contes de Charles Assalé qui m’avaient été relatés par un de ses proches parents. Ce premier Premier ministre du Cameroun indépendant, était d’une rare sagesse. Les histoires que me rapportaient ses proches étaient un trésor dont je me délectais avec une admiration intacte. Ses contes ont beaucoup nourri mon imaginaire. Ainsi, mon écriture s’est forgée dans cette alchimie d’héritages : la rigueur du droit, la beauté des paysages, la richesse des langues, et la sagesse des anciens. Ce mélange improbable est devenu la source vive des « belles lettres » que je m’efforce aujourd’hui de coucher sur le papier.
Je n’oublie pas que j’ai commencé ma vie derrière un comptoir, en tant que Barman, un temps d’observation unique où défilèrent près de deux millions de visages. Certains s’attardaient, passant des heures à partager leurs pensées, tandis que d’autres venaient y déposer leurs fardeaux : querelles familiales, conflits professionnels, rivalités sourdes, blessures de l’existence. J’étais là, à l’écoute, une présence silencieuse et attentive. Imaginez : deux millions d’histoires murmurées, glissées dans l’intimité d’un verre levé, que j’absorbais en spectateur immobile, tel un esclave du 17 ème siècle, contraint à un rôle d’auditeur muet, privé de parole mais riche d’échos. Ce foisonnement d’anecdotes, de confessions et de fragments de vie, constitue aujourd’hui ma mémoire vivante pour l’écriture, un miroir infini où se reflète l’humanité dans toutes ses nuances.
Le souffle des lettres et la naissance d’une plume
En classe de première, je portais en moi la ferveur des poètes. Je pouvais réciter, sans faillir, les poèmes entiers des Méditations poétiques de Lamartine, les vers solennels de Vigny, et les éclats brûlants d’Aimé Césaire. Et pourtant, bon nombre de ces œuvres ne figuraient pas dans mon programme scolaire. Ce zèle, je le devais à une passion dévorante pour la littérature. À cette époque, je me laissais happer par les comédies de Molière, la grandeur tragique de Corneille, l’ironie mordante de Candide de Voltaire, ou encore par la douceur méditative des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau. En évoluant intellectuellement, j’ai été porté vers les grands textes d’inspiration religieuse tels les superbes poèmes de de saint augustin, mais aussi vers l’architecture des cathédrales gothiques que j’ai observé à Rome. D’où, peut-être ma passion pour ce pays. Avec l’expérience, j’ai compris que l’écriture et l’architecture ont une base graphique qu’on retrouve par exemple dans les figurations géométriques. Le secret de mon écriture se trouve dans les mots. Pour écrire, l’écrivain doit ne doit pas avoir une maigre connaissance dans le domaine religieux.
Chez moi la lecture de la bible et du coran et d’autres livres religieux ont créé des étincelles. Chacune de ces pages nourrissait mon esprit, sculptait ma pensée, et renforçait cet amour des mots qui ne m’a jamais quitté. Je ne saurais parler de ce parcours sans rendre hommage à mes enseignants, ces bâtisseurs de savoirs. Djebé Jean, surnommé affectueusement « Chateaubriand » à l’école primaire, a été une première lumière dans ma quête. Monsieur Midjo, qui fit de moi son chef de classe, Mathias Djoumessi, à Nkongsamba, et surtout monsieur Onana au lycée technique de Bertoua. Personne ne peut oublier ce professeur de français qui savait enflammer nos passions pour les lettres. Le Cameroun, avec ses centres culturels disséminés à travers le pays, a été mon terrain de chasse. Partout où des livres attendaient sur des étagères, j’entrais, avide, insatiable. Aujourd’hui, ma bibliothèque personnelle compte près de 3 000 ouvrages, patiemment acquis au fil des ans, témoins muets de mon inextinguible curiosité.
Le livre a sa place partout. Au cours de mes voyages, ils m’ont beaucoup aidé à réduire le temps, ils sont aussi nécessaires dans les prisons, par exemple ceux qui sont condamnés à vie, peuvent lire ou écrire leurs meilleurs textes pour retrouver leur humanité réduite dans le néant. Lire fut pour moi une école d’excellence, une discipline qui s’étend sur des décennies. Si l’on devait mesurer ma vie en heures de lecture, elle équivaudrait à 25 ans d’immersion dans les textes. Cette immersion a façonné mon imaginaire littéraire. C’est à Libreville que ma passion pour la lecture a véritablement pris son envol. Je déambulais dans chaque quartier, un nouveau livre à la main, et à chaque fois que je repassais par ces lieux, ils m’évoquaient inévitablement l’auteur dont j’avais exploré l’univers littéraire. C’était comme ça que je conservais ma culture littéraire en éveil. J’ai repris ce geste chaque matin à Paris lorsque je me rends chaque jour à mon boulot, la lecture anoblit l’intelligence.
C’est la littérature qui fait mon prestige et ma fierté aujourd’hui, elle m’a été plus utile que les amitiés. Par la lecture, j’ai touché le trésor qu’est la vie, un trésor qui éclaire l’âme d’un enfant qui fut solitaire comme moi. Elle m’a offert cet élan vital et cet ardeur douce mais tenace, pour apprivoiser la vie dans toute sa complexité. Chez moi, posséder un livre relève d’un rituel sacré, d’un moment intime enrôlée dans la grandeur. Le livre, ce sanctuaire d’émotions, devient un carrefour intemporel où se croisent les générations : l’adolescent rêveur, l’adulte en quête de sens, le sage du troisième âge, et on peut recréer ses ancêtres. C’est une vaste agora où des idées contradictoires dansent dans une harmonie d’opposition, où les courants de pensée s’embrassent et s’affrontent dans une diversité tolérante.
Le livre est au centre de mes propos se mue en une table conviviale, un espace de retrouvailles fécondes, où éclatent les échanges et jaillissent les partages. Autour de cette flamme commune, je rencontre parfois les étudiants et chercheurs, libraires et professeurs, écrivains et poètes, éditeurs et intellectuels unis, qui conservent ensemble la trame infinie de la connaissance et de l’humanité. C’est ainsi que j’ai découvert des auteurs économistes comme Tchundjang Pouémi avec le titre Monnaie, servitude et liberté qui m’a rendu rebelle aussitôt. Je le serai toujours si je n’avais lu les œuvres fulgurantes comme Dostoïevski, Rimbaud. À force de plonger dans ces écrits, j’avais fini par sentir leur présence partout, comme une ombre familière qui habitait mes pensées. J’écris avec simplicité, car l’inspiration m’habite dès qu’un événement se présente devant moi. Les mots jaillissent spontanément, portés par mes souvenirs et cette intuition qui tisse des phrases.
J’ai commencé par composer des nouvelles qui pétrissaient dans une tension narrative éblouissante. Chaque histoire était délicieuse et se laissait lire comme un feu d’artifice littéraire de grande beauté. Mon style n’a jamais été une obsession. Je crois que l’histoire prime : c’est l’histoire, par exemple, d’un jeune homme épousant une pygmée qui captive en ce moment, voilà une belle histoire, mais ce maintenant la manière de la raconter qui emporte l’adhésion. Bien sûr, le style embellit et soutient, mais il n’est que le serviteur d’une imagination vibrante, celle-là même qui insuffle intensité et vie au texte littéraire.
Les chemins sinueux de la pensée et de la plume
J’écris comme je pense, d’un flot libre et instinctif, où chaque mot devient une pierre sur le sentier de ma réflexion. La littérature m’a offert une force inestimable, un refuge et un tremplin. Elle m’a façonné, car je me suis nourri d’écrits fulgurants, tels ceux de Dostoïevski, Tolstoï ou Soljenitsyne. Leur œuvre m’a ouvert les portes d’une humanité bouleversante. J’ai aussi plongé dans l’univers fascinant de la littérature latino-américaine, où Borges et García Márquez tissent des récits envoûtants, et dans celui de la littérature chinoise, qui sont aussi d’une profondeur universelle. Ces auteurs, porteurs d’un souffle intemporel, incarnent une maîtrise que tout homme aspirant à écrire ne peut ignorer. La littérature noire, avec les Antilles pour étendard, s’illustre par des voix audacieuses. Gouverneur de la rosée de Jacques Stephens Alexis, les écrits de Dany Laferrière, Aimé Césaire, Lyonel Trouillot, Gary Victor ou Cathy Mars, Emélie prophète, témoignent de ce panache.
Nous, Africains, sommes encore à la lisière de cette excellence, hormis des exceptions comme Alain Mabanckou, dont je devine l’inspiration tirée de ces figures que je viens de citer. Trop peu d’auteurs africains ont plongé dans plus de vingt livres : comment prétendre à la grandeur littéraire sans cette profondeur ? Pourtant, il faut reconnaître l’émergence de brillants enseignants, héritiers des savoirs universitaires qu’ils retransmettent avec maestria. Pour ma part, ma formation a aussi pris racine dans les conférences des années 1990, à Yaoundé. Je me suis nourri des paroles vibrantes de Nkangué Ewané l’historien, du mathématicien Joël Moulen, ou encore des professeurs Doukaya, Mpondi, Georges Ngango, et Marcien Towa. Le père Meinrad Hebga et Mono Djana ont ficelé ma culture philosophique, tout comme les discours d’intellectuels éminents diffusés à la télévision camerounaise.
Des figures telles que Roger Gabriel Lep, Théodore Ateba Yené, l’éminent géographe Kengne Foudop, Edzoa Titus, le gabonais Louis Marc Roupivia, et Jacques Fame Ndongo ont donné à la jeunesse des paroles ciselées avec justesse. Les discours politiques de Paul Biya ou les écrits incisifs d’Engelbert Mveng, Jean-Marc Ela, et Augustin Kontchou Koueméiny me fascinèrent également. Ces hommes d’esprit et de verbe posaient les mots là où il fallait, avec une finesse et une profondeur qui semblent aujourd’hui s’effilocher. Pourtant, malgré cet éclat intellectuel, je peine à citer une femme camerounaise parmi celles qui auraient marqué mon esprit. C’est vrai qu’aujourd’hui il y a des jeunes comme Sandrine Fansi, meilleur écrivain de la diaspora 2024 qui illumine ce parterre qui s’assombrissait. A l’époque, j’étais un observateur attentif, mais aucune voix féminine n’a émergé avec la force de ces figures masculines. Les pionniers que je mentionne ont porté haut la fierté camerounaise, érigeant une culture d’une richesse remarquable. Pour ceux qui s’y connaissent, il est évident que les discours de cette époque, imprégnés des noms évoqués, portaient en eux une grandeur inégalée. Hélas, depuis l’avènement des réseaux sociaux, si les mots et les voix se multiplient, la qualité, elle, se dilue. Nous sommes entourés de proliférations vaines, où l’essence des véritables discours se perd dans l’écho des masses.
L’éclat des influences et la crise de la culture littéraire
Ce qui peut véritablement aider les jeunes auteurs aujourd’hui, ce sont les écrits journalistiques, ces joyaux à portée de main. Nous avons la chance d’avoir d’excellents journalistes, des chroniqueurs dont la plume éclaire les esprits et nourrit les âmes en quête d’excellence. Par exemple, les chroniques de Jean-François Denwo, publiées dans Le Messager, m’ont souvent émerveillé. Leur finesse, leur profondeur, leur clarté, tout m’invitait à une dégustation littéraire exquise. Pendant des années, j’ai collectionné ces articles comme d’autres collectionnent des œuvres d’art, trouvant dans chaque mot une parcelle d’éblouissement. Mais au-delà de la presse écrite, il y avait les voix qui guidaient mes nuits studieuses. L’émission radiophonique. Les Heures Fugaces, à radio Cameroun, animée par Thierry Mouelle, fut une révélation.
Elle était bien plus qu’un rendez-vous hebdomadaire : c’était une université clandestine, une porte ouverte sur des mondes insoupçonnés. La qualité des invités, soigneusement choisis, enrichissait mon horizon intellectuel. J’enregistrais religieusement chaque épisode, au point de manquer de cassettes. Parmi ces trésors sonores, je conserve encore précieusement des interventions marquantes de Mono Ndjana sur la figure de l’intellectuel, Élounga Ben, Marcien Towa, Georges Ngango, ou encore Bot Bassock. Ces noms résonnent comme des phares dans ma mémoire. Et puis, il y avait Basseck Ba Kobhio, ce cinéaste, véritable homme de culture, et Gervais Mendozé, dont l’érudition continue d’être ignorée par beaucoup. Ce que peu comprennent, c’est qu’il faut un grand maître pour former d’autres esprits, un géant dont la pensée élève. Si aujourd’hui je peux m’affirmer comme un homme de culture, c’est grâce à ces rencontres, ces hommes que j’ai côtoyés, ces savants qui m’ont transmis la richesse de leurs savoirs. Leur héritage m’a permis de produire des écrits qui, je l’espère, capturent l’essence de notre réalité sociologique, anthropologique et culturelle. Pourtant, je ne peux que constater, avec une certaine tristesse, la crise qui frappe notre culture littéraire.
Quel auteur camerounais peut aujourd’hui prétendre à une autorité reconnue à l’échelle internationale ? Djali Amadou ? Certes, mais son œuvre doit encore aboutir. Qui d’autre ? Beaucoup sont d’excellentes communicatrices, mais cela ne suffit pas. Léonora Miano, cependant, brille comme une étoile rare, une surdouée qui honore son art. Et Alain Mabanckou ? En Afrique oui, il incarne l’écrivain africain universel, celui que l’on recherche partout sur la planète. Hélas, il n’est pas camerounais, et cela laisse un vide que nous peinons à combler. Certaines plumes semblent croire que la multiplication des livres suffit à conférer une autorité littéraire. Cela me fait sourire. Publier abondamment ne remplace pas la profondeur, l’audace ou l’intemporalité d’une pensée. Il ne s’agit pas d’être prolifique, mais d’être marquant, d’écrire des œuvres qui transcendent le temps et les frontières. Alors oui, nous devons encore attendre, espérant qu’un jour, parmi nous, émergera une figure capable de raviver l’éclat de notre culture littéraire. L’art n’a pas de parti, je le sais, mais l’écriture, avant tout, est une affaire de belles lettres.
Tout le monde peut écrire, mais rares sont ceux qui maîtrisent l’art des belles lettres. Trouver les mots, les assembler sur une page, c’est déjà esquisser les contours d’un roman, un souffle premier qui donne vie à une histoire. Mais il ne suffit pas de poser des mots : ces mots doivent nous emporter dès les premières lignes, vibrer d’une intensité émotionnelle capable de captiver l’âme du lecteur. Gardons-nous de trop rappeler ce que chacun sait déjà sur cette terre. Plongeons-nous au cœur de ce métier : c’est un véritable métier, et pour l’exercer, il faut avoir l’esprit vocationnel. Quel que soit le genre littéraire, créons de réelles émotions, des émotions si puissantes que le lecteur s’y perd et s’y retrouve à la fois. Une œuvre doit se ressentir dès ses premières phrases, comme une promesse d’évasion.
Accordons une attention particulière à la fluidité de l’écriture ; laissons le style narratif se déployer avec élégance. Publions des textes parsemés de finesse et d’harmonie. Chaque mot, chaque phrase, doit contribuer à bâtir un univers qui captive, qui transporte, qui laisse une des échos par leur sonorité. N’oublions pas : les figures de style sont nos alliées. Elles ne sont pas de simples ornements, mais des outils puissants pour insuffler à chaque texte profondeur et musicalité. Mettons-les au service du récit, faisons-les chanter, faisons-les rêver. L’écriture, c’est une danse entre le langage et l’émotion, une alchimie entre ce que l’on dit et ce que l’on fait ressentir. Et nous, écrivains, soyons les architectes de cette magie.